[Vinofiction #2] L’ultime dégustation, François-Xavier Henry
Auréolé de ses soixante-quinze ans, Louis descend l’escalier qui mène à la cave. Ultime fois ! maugrée-t-il.
Il sait parfaitement où se trouve la dernière de ses bouteilles. Il s’est enfin décidé à la déguster. En solitaire, en capitaine abandonné, en utopiste repenti.
Pourtant, il s’était promis de ne l’ouvrir que le jour où il arriverait à convaincre son fils de revenir au Vrai. Mais il a tout essayé. En vain. Vincent ne fera pas machine arrière.
Il se dirige jusqu’à l’étagère où elle trône seule, souffle la poussière accumulée depuis tant d’années sur l’étiquette. Elle laisse alors apparaître le fameux millésime 2023, un millésime éclos d’un été chaud qui avait succédé à un printemps arrosé. Une merveille, un vrai bonheur. Un bonheur vrai, honnête, mérité.
Il saisit délicatement la bouteille et, un sourire radieux fiché sur le visage, remonte dans le salon armé de son précieux buti
Dans la pièce voisine, Vincent pose son stylo. Ses calculs sont sans appel et il le sait.
Il se lève, se dirige vers le salon et y entre avec fracas. Il fait face à son père, prostré devant son trésor, et le prend à témoin :
– Les rendements sont pas bons. On va faire moins de 250 kilos de VL à l’hectare. Et pourtant, j’ai mis tous les produits que j’ai pu dans les vignes !
– Continue comme ça et dans 2 ans, tu sortiras moins de 10 tonnes au total.
Depuis les années 2050, les pays d’Europe de l’Est et du Nord étaient devenus de grands producteurs et l’UE avait fini par céder à toutes leurs suppliques : rendements, artificialisation, arrosage, etc.
« Vin décarboné » avait même osé argumenter un ministre lituanien en prônant la lyophilisation du vin, « moins de CO² pour le transport ». Et désormais le VL, vin lyophilisé, se transportait en poudre et on le réhydratait chez soi pour le déguster.
– Ces ignares t’ont vendu du vent. Tu crois que c’est avec cette maudite chimie que tu t’en sortiras ? Vois ce qu’elle a fait de nos terres que nous enviait le monde entier ! s’emporte Louis.
Il brandit son précieux flacon vers son fils en montrant l’étiquette “Clos de Vougeot” :
– Voilà ce qu’elle produisait. Si tu prenais soin de la Terre, elle te le rendrait. Une dernière fois : abandonne tes produits, et tu produiras une telle merveille !
Vincent avait fait fortune à 25 ans en tant que cryptotrader et racheté tout le Clos, dont les deux rangs de son père, en 2047. Il avait ensuite pris une direction tout autre : chimie, irrigation à outrance, lyophilisation et livraison par drone.
Les vignes pissaient 100 hectolitres par hectare d’un jus qui devait faire se retourner dans leurs tombes tous les viticulteurs qui les avaient choyées. Les moines cisterciens comme Alpha, Vincent comme Oméga.
Louis se lève et prend deux verres dans l’unique armoire du vétuste salon dont le dernier relooking remonte aux années 2040.
Dans le silence absolu précédent l’absolu, Louis débouche l’ultime étalon de son combat, et en emplit les verres qu’ils portent ensemble à leurs lèvres.
Robe magique. Arômes envoûtants. Saveurs complexes.
Extase gustative. Embrasement des sens. Émerveillement pur.
Louis sourit, Vincent savoure.
Vincent comprend, Louis savoure.
Après quelques minutes d’un long silence où Vincent n’ose pas regarder son père, il se lève, s’approche du grand écran mural, puis posément, religieusement presque, lui intime par la pensée de le mettre en relation avec son prestataire.
– Bienvenue chez Lyophilos, votre partenaire VL pour l’éternité, ouvre une voie de synthèse.
– Ne venez pas demain !
– Quand voulez-vous reprogrammer la lyophilisation ? s’entête le diable.
– Jamais, j’annule le contrat.
Une larme roule sur la joue de Vincent. Il regarde son père.
– Montre-moi comment tu faisais. Apprends-moi. Apprends-moi à aimer la terre.
Une larme roule sur la joue de Louis. Il prend son fils dans ses bras.
– Tu l’aimes déjà. Maintenant, prouve-le-lui.
Ils savent que les années vont être rudes. Réparer la Terre sera un combat long et douloureux. Mais dans quelques années, ils rempliront à nouveau la cave de ce nectar offert par Dame Nature.
François-Xavier Henry Profil Linkedin
Publié par @Vinofictions en novembre 2023
🛸 Auteur #2, veuillez décliner votre identité :
François-Xavier Henry, COO et co-fondateur de la marque Oé @oeforgood
Oé est la marque engagée de vins. On est animé par une grande cohérence et tous nos choix sont passés au crible de leur impact environnemental, social et sociétal.
Oé est la première marque de vin en France à remettre en place la consigne, pionnière du zéro déchet. Tous les vins Oé sont bio et zéro pesticides et nous allons au-delà du bio en aidant nos viticulteurs à analyser les sols et déployer l’agroforesterie. On travaille en interne la question du handicap, on est transparents sur les salaires et engagés dans le parental challenge.
🛸 « L’ultime dégustation » : d’où vous est venue cette idée ?
Hum, je ne sais pas trop. Quand je commence à écrire, je me laisse porter et ça vient au fil de l’eau.
🛸 Des livres, films, artistes qui vous ont inspiré ?
Un auteur qui m’inspire beaucoup : Eric-Emmanuel Schmitt